"Les rites secrets des indiens Sioux" d'Héhaka Sapa
Selon
Héhaka Sapa,"toute chose faite par un Indien est faite dans un
cercle,et il en est ainsi que le Pouvoir de l'Univers agit toujours
moyennant des cercles,et toute chose tend à être ronde.Dans les anciens
jours,quand nous étions un peuple fort et heureux,toute notre puissance
nous venait du cercle sacré de la nation,et aussi longtemps que le
cercle demeurait entier,le peuple florissait.L'arbre fleuri était le
centre vivant du cercle,et le cercle des quatres quartiers le
nourissait.L'Est donnait la paix et la lumière,le Sud la
chaleur,l'Ouest la pluie,et le Nord,avec son vent froid et
puissant,donnait la force et l'endurance.Cette connaissance vint à nous
du Monde extérieur(le Monde transcendant,l'Univers),avec notre
religion.Toute chose que fait le Pouvoir de l'Univers,il le fait en
forme de cercle.Le ciel est circulaire,et j'ai entendu que que la terre
est ronde comme une boule,et les étoiles,elles aussi sont rondes.Le
vent,dans sa plus grande force,tourbillonne.Les oiseaux font leurs nids
en forme de cercle,car ils ont la même religion que nous...Nos
tentes(tipis) étaient circulaires comme les nids d'oiseaux,et elles
étaient toujours disposées en cercle,--le cercle de la nation,un nid
fait de beaucoup de nids,ou le Grand-Esprit voulait que nous couvions
nos enfants" (Black Elk Speaks).
Toutes les formes statiques de
l'existence se trouvent ainsi déterminées par un
archéthype"concentrique",matériel ou mental;centré dans son ego
qualitatif,"totémique",presque impersonnel,l'Indien tend vers
l'indépendance,et par là vers l'indifférence,à l'égard du monde
externe,il s'entoure de silence comme d'un cercle magique,et ce silence
est sacré parcequ'il véhicule les influences célestes.C'est de ce
silence--dont le support naturel est la solitude--que l'Indien tire sa
force spirituelle;sa prière ordinaire est muette:ce qu'elle exige,ce
n'est pas une pensée,mais une"conscience de l'Esprit",et
cette"conscience"est immédiate et informelle comme la voûte céleste.
Si
le Grand-Esprit agit toujours"par cercles",il agit aussi,sous un autre
rapport,toujours"par quaternités",comme l'indiquent les directions
spatiales et les cycles temporels,et alors le cercle devient
svastika;c'est pour cela que l'Indien,dont la vie se déroule en quelque
sorte entre le point central et l'espace illimité,accomplit les choses
statiques selon le principe circulaire ou unitif,et les choses
dynamiques--les actions--selon le principe quaternaire,c'est à
dire,conformément aux quatres vertus cardinales qui pour lui sont le
courage,la patience,la générosité et la fidélité.
Cette structure
profonde de la vie indienne signifie que l'homme rouge n'entend point
se "fixer" sur cette terre ou tout,selon la loi de stabilisation et
aussi de condensation,voire de "pétrification",menace de se
"cristalliser";et ceci
explique l'aversion de l'Indien pour les
maisons et surtout celles en pierre,et aussi l'absence d'une écriture
qui,d'après cette perspective,"fixerait" et "tuerait" le flux sacré de
l"esprit.La civilisation européenne par contre,dans ses formes
dynamiques comme dans ses formes statiques,est foncièrement sédentaire
et citadine:elle est donc ancrée dans l'espace et s'y étend
quantitativement,tandis que la civilisation indienne a son pivot en
quelque sorte en dehors de l'espace,dans le centre principiel
non-localisé,son expansivité sera par conséquent"qualitative",en ce
sens qu'elle n'est que mouvement pur,symbole de l'illimité,et non point
délimitation quantitative,voire"mercantile",de l'étendue spatiale.IL
importe du reste de préciser ici que le Christianisme,comme d'autres
religions de "l'ancien monde",fixe le Céleste sur le plan terrestre et
bâtit des sanctuaires dans la matière la plus statique, la pierre;la
tradition des Peaux-Rouges,de son
côté,intègre le
terrestre--le"spatial" si l'on veut--dans le Céleste omniprésent,et
c'est pour cela aussi que la terre doit rester intacte,vierge,sacrée
comme elle est sortie des Mains divines--car seules les choses pures
reflètent l'Eternel.
L'Indien n'est point "panthéiste",mais il sait que le monde est mystérieusement plongé en Dieu.
Ce
que nous venons de dire permettra de comprendre pourquoi la
nature--paysage,ciel,astre,éléments,animaux sauvages,--est un support
essentiel de la tradition des Peaux-Rouges,au même titre que les
temples pour les autres religions;toutes les limitations imposées à la
nature par des oeuvres artificielles,pesantes,inamovibles--et imposées
à l'homme par son asservissement à ces oeuvres--sont donc
sacrilèges,voire"idolâtres",et portent en elles les germes de la
mort.Il résulte de cette façon de voir que le destin des Peaux-Rouges
est tragique au sens propre du terme:est tragique une situation sans
issue qui résulte ,non pas d'une cause fortuite,mais du heurt fatal de
deux principes.
L'écrasement de la race indienne est tragique
parceque l'homme rouge ne pouvait que vaincre ou mourir;il a succombé
parce qu'il représentait un esprit incompatible avec le mercantilisme
des "visages pâles".
On pourrait définir ce drame immense comme la
lutte,non seulement entre une civilisation marchande et matérialiste et
une autre chevaleresque et spiritualiste,mais aussi entre la
civilisation citadine--au sens strictement humain et péjoratif de ce
terme,impliquant une idée "d'artifice" et de "servilité"--et le règne
de la Nature,considérée,elle,comme le vêtement
majestueux,pur,illimité,de l'Esprit divin.
Or la Nature,dont
l'Indien se sent comme l'incarnation et qui est en même temps son
sanctuaire,finira par vaincre ce monde artificiel et sacrilège,car elle
est le Vêtement,le Souffle,la Main même du Grand-Esprit.
FRITHJOF SCHUON.